dimanche 2 août 2015

Les Armées face aux "Big Data"





Alors que le débat sur la robotisation de l'espace de bataille alimente de nombreux forum et ravive le spectre d'un "Terminator" en tenue camouflage (voir ici, ici ou ), la réflexion est encore assez pauvre sur les conséquences du "big data" pour les armées. Le terme, initialement perçu comme un "buzz word" est aujourd'hui au cœur du développement des nouveaux modèles économiques. Le machine learning, et autre cloud computing, bouleverse les métiers, font émerger de nouvelles spécialités, tant dans la recherche fondamentale qu'appliquée. Le data scientist n'est plus un statisticien, il donne du sens à la données et a un impact sur la prise de décision. La révolution des données n'a-t-elle aucune conséquence pour les modèles d'armées? Pour alimenter la réflexion sur le sujet, signalons l'ouvrage très complet : "Data, Décrire, décrypter et prédire le monde: l'avènement des données" ouvrage collectif sous la direction de Yannick Lejeune, qui a reçu le prix du livre Cyber 2015.



Les données, déjà au cœur de nos systèmes
La numérisation croissante des systèmes d'armes et des centres de commandement repose évidement d'ores et déjà sur des données manipulées et contextualisées. Des systèmes de géolocalisation en passant pas la logistique et la gestion du trafic aérien les armées génèrent et utilisent déjà une importante quantité de données. A l'image des entreprises, les armées n'ont pas encore totalement intégré les gains potentiels que représentent ces données. Les données sont là, mais elles restent sous exploitées. Ainsi, les technologies de traitement liées aux big data nous imposent d'innover dans notre capacité à les interroger. Dans le commerce, les entreprises ont conscience de cette évolution mais les questions demeurent encore trop souvent marquées par des approches liées au domaines de compétences (on interroge le chiffre d'affaire par équipe, le taux de progression de tel ou tel produit, etc.). Or la valeur ajoutée des données repose sur leur croisement intelligent afin de produire un effet (tiens tiens, une problématique qui a du sens pour un militaire). Une grande enseigne de commerce a ainsi pu observer les comportements de consultation de son catalogue en ligne dans la journée du mercredi et corréler ces consultations avec les achats effectués le samedi en magasin (exemple tiré de l'ouvrage). Cette illustration peut sembler triviale mais elle nécessite de dépasser la seule vision statistique d'une consultation en ligne ou des volumes d'achat en magasin, elle répond à une question précise et permet d'anticiper sur la mise à disposition de produits dans les rayonnages. 

Du big data pourquoi
A l'image de l'industrie ou des administrations, les armées doivent s'interroger sur la nature des données qu'elles génèrent et leur exploitation dans un cadre opérationnel ou non. Les applications concrètes peuvent voir le jour dans les domaines tel que le recrutement, la formation, l'entraînement et la simulation mais également la conduite des opérations, la logistique et le renseignement. En outre l'arrivée prévisible de ce que l'on qualifie "d'internet des objets" (IoT - Internet of Things) peut être anticipé pour améliorer certains segments de l'activité des armées. Ainsi, selon Rand Hindi (docteur en bio-informatique) les objets connectés représentent le hardware qui permet la collecte de data sur l'environnement et les actions des individus. Ceux-ci sont à la base du quantified self, le soi quantifié, qui regroupe les data collectés sur des processus et celles auprès des individus. Ces dernières sont alors sub-divisées en deux catégories, les données relatives "à soi" et celles relatives "aux autres" et à nos interactions. Dans le domaine médical l'apparition de ce phénomène a des implications immédiates qui permettent des pré-diagnostics automatisés. Un chef de section par exemple pourrait avoir une vision exhaustive de l'état de forme de ces hommes, détecter les individus dont les performances diminuent et donc ré-affecter les missions au sein de l'unité en tenant compte de ces paramètres objectifs. Dans le milieu du sport, par exemple, les données sont aujourd'hui au coeur de la performance individuelle et collective. Les programmes d'entraînement individualisés, fondés sur une analyse des données des athlètes, ont ainsi contribué, en moins de dix-huit mois, à faire passer l'équipe de basketball des Toronto Raptors du statut de la plus mauvaise équipe pour le nombre de blessures à la meilleure. De telles applications sont possibles dans les armées et permettraient également de former des unités élémentaires plus homogènes en terme de capacité physique, d'aptitude au tir, d'endurance à l'effort, etc.

Sur le plan opérationnel, le big data peut faire émerger une nouvelle vision des engagements, beaucoup moins statistiques et plus orientée vers la compréhension des phénomènes. Ainsi, le choix d'un lieu de stationnement pour une unité, au-delà de son intérêt tactique, pourrait également prendre en compte des données nouvelles permettant de croiser le taux d’indisponibilité de certains matériels en fonctions des données météorologiques, le lien entre la qualité du sommeil des équipes de maintenance et la durée de réparation, les périodes optimales pour certaines activités etc.

Du big data comment et jusqu'où ?
Il ne s'agit pas de succomber à un énième effet de mode "téchnophile" mais de prendre conscience de la quantité de données déjà générée (et sous employée) ainsi que de l'arrivée prévisible de nouveaux usages et de nouvelles technologie liées aux objets connectés. La première étape consiste donc à porter un "autre regard" sur la donnée avant de mettre en place des solutions techniques. Comme le souligne Laurent Letourmy (@lletourmy), "le fait d'oser imaginer une question n'est ni particulièrement simple, ni très naturel." Pour autant plusieurs limites vont rapidement apparaître dans un usage militaire. La première étant naturellement le nombre de capteurs, leurs autonomie énergétique et les systèmes d'information nécessaires à leurs traitement. Car en effet la donnée ne nait pas spontanément, elle doit être collectée (sur un individu, sur un équipement ou dans l'environnement), la nature des capteurs utiles (c'est à dire ceux qui généreront des données dont le croisement aura un effet opérationnel) doit alors être étudiée finement. Dans le contexte actuel, il est hors de propos d'envisager d'alourdir le combattant individuel, de lui adjoindre des kilos de batteries supplémentaires (sauf à l'équiper d'un exosquelette...). Par ailleurs, dans le contexte particulier des armées, des paramètres supplémentaires sont à prendre en compte. Sur le plan matériel, les contraintes d'emploi imposent des équipements robustes, les capteurs doivent donc l'être également. La sécurité est, là aussi, une spécificité à prendre en compte, dans la plupart des usages, le capteur militaire ne pourra pas s'appuyer sur du cloud computing et sur un réseau non maîtrisé pour l'échange des données. La force du big data repose sur de nombreuses interconnexions qui par nature fragilisent la sécurité d'ensemble. Il faudra donc mesurer le gain potentiel de l'introduction de cette approche "orientée données" par rapport aux risques supplémentaires sur les systèmes d'information. L'intégrité des données doit également être au centre de ces constructions, sans cet aspect, l'analyse big data n'a aucun sens. Enfin, une réflexion doit également être conduite sur la protection de la vie privé, y compris et surtout dans le cadre professionnel et individuel. La collecte de données doit permettre d'améliorer la compréhension de certains phénomènes et optimiser des ressources, mais elle peut conduire à des dérives si elle n'est pas encadrée.

Conclusion
A l'image des autres segments d'activité, les Armées doivent investir le champ du big data, non pour succomber à un effet de mode, mais bien pour en évaluer les potentialités. Les gains potentiels devraient voir le jour en matière d'optimisation des ressources comme de compréhension des environnements opérationnels. En définitive les mécanismes de prise de décision pourrait non plus être fondés sur l’intuition argumentée mais sur la donnée objective.






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