samedi 6 mai 2017

La guérilla numérique: l'avenir des luttes sociales ?

Un article en ligne du site Lelanceur.fr (site qui a été créé par la rédaction de Lyon Capitale et qui est consacré à l’investigation journalistique, les lanceurs d’alertes et les lanceurs d’idées) revient sur un épisode récent de lutte sociale ayant mis en œuvre une tactique numérique en complément de l'action syndicale classique. Cette action que les auteurs qualifient de "guérilla numérique victorieuse" peut en effet nourrir la réflexion sur "l'hybridation des luttes sociales" et plus généralement sur les mécanismes insurrectionnels à l'ère numérique. Nous le verrons, plus qu'une guérilla nous avons ci-dessous, l'illustration d'une embuscade numérique, courte, violente, efficace, mais qui ne change pas "le cours de la guerre" ni le rapport de force anté.


Retour sur les faits:

En opposition avec leur direction, les salariés du CNED ont conduit une action sur plusieurs mois qui a abouti à la démission de leur directeur général. Certes des mouvements de gréves ont eu lieu, des pétitions et autres tracts mais il semble toutefois que ce soit la stratégie de mobilisation en ligne et la pression exercée via différente plateforme qui ait pu permettre d'atteindre rapidement l'objectif.
S'il ne nous appartient pas de commenter la pertinence de l'action, nous pouvons en revanche, en analyser la méthodologie et sa chronologie pour en tirer des conclusions tactiques. Nous analyserons l'évènement suivant une triple grille distinguant les facteurs temps, terrain et les acteurs avant d'évoquer les "modes d'action".

Le facteur temps:

  • 13 janvier 2016: nomination du directeur général qui sera remplacer en hâte le 23 décembre de la même année. Le cadre général de l'action durera moins d'un an. 
  • Août 2016: décision "d'attaquer frontalement la direction"
  • 18 novembre : création de plusieurs comptes Twitter qui seront impliqués dans la campagne (@thenastyseagul @pierredupont860  @framboisekaka1 @Cerise008)
  • 19 novembre 2016 : création du blog (défendons le CNED
  • Création d'une page Facebook et d'une chaine Youtube (probablement aux mêmes dates) 
  • 20 novembre 2016 : création du compte Twitter associé:@defendonslecned
  • 21 novembre 2016: Appel à la gréve
  • 23 novembre 2016: gréve
  • 23 novembre 2016: Article en ligne du Lanceur.fr faisant écho de la situation du CNED.
  • 15 décembre 2016: deux inspecteurs de l'éducation nationale se rendent au CNED
  • 23 décembre 2016: communiqué du ministère de l'éducation nationale nommant un nouveau DG.
Conclusion : l'action numérique arrive relativement tardivement dans le combat syndical et dans la mobilisation. Son action semble toutefois décisive car la décision intervient quelques semaines après la création des plateformes. La combinaison "actions classiques" (gréve) et "interpellation numérique" semble être un facteur de succès.
Le terrain numérique:

Les salariés mobilisés ont investit simultanément et sans présence préalable (donc sans communauté établie) quatre terrains d'opération: Twitter, Facebook, Youtube et la blogosphère (on notera également un dépôt dropbox accessible).
Le blog (aujourd'hui fermé et dont la plupart des contenus ont été retirés) apparaît clairement comme le média pivot de la stratégie mise en œuvre. Les comptes tweeter, majoritairement créés pour l'occasion n'ont pas survécu à la mobilisation (derniers tweets en janvier 2017 en moyenne). Le CNED ne disposait pas de compte (officiel) en mesure de contrer ce mouvement (c'est apparemment encore le cas).

Conclusion: La présence sur les trois principales plateformes s'articule autour d'un média central : le blog. Sans antériorité sur les plateforme, l'action est forcément limitée, elle ne vise pas "les masses" mais cible les "institutions" et interpellent les décideurs et journalistes. Le terrain numérique n'était pas contesté.

Les acteurs:
L'épisode en question mobilise finalement peu d'acteurs, et ces derniers peuvent être listés comme suit:
  • "Les salariés en colère", ce sont les acteurs de l'action numérique, selon Le Lanceur, ils seraient moins d'une dizaine.
  • Les syndicats, moteurs dans la mobilisation interne et les actions "classiques".
  • La direction: la cible de l'action;
  • Le ministère: cible indirecte, la ministre de l'éducation nationale est interpellée directement sur les réseaux sociaux afin de provoquer une décision;
  • Les journalistes: Utilisés comme relais vers la cible indirecte. Ils sont un maillon essentiel de diffusion.
L'analyse des interactions sur Tweeter ne laisse pas apparaître l'action de relais intermédiaires de type "influenceurs". Il n'y a pas non plus de collusions entre actions syndicales et actions "anonymes" en ligne. En revanche les "guérilleros numériques" sont tous liés... trahissant ainsi une forme d'amateurisme mais, à l'inverse, prouvant l’authenticité du mouvement. Ici, pas d'usine à Trolls, pas de robots ni d'industrialisation de "fake news".
En l'absence de "forces opposées" dans le champ numérique, ces faiblesses initiales n'ont pas été exploitées par la direction et le mouvement a pu se développer et atteindre son objectif (ou contribuer à l'attente de l'objectif).

Les modes d'action:

L’investigation du champ numérique s'explique par la volonté de dénoncer les abus au-delà de ce que peut porter l'action syndicale (sans verser dans la calomnie apparemment).
“Nous savions pertinemment qu’opposer à ce genre de management une simple réponse syndicale ne répondrait pas à l’ensemble des besoins. Car, s’ils auraient probablement défendu certains salariés, ils n’auraient pas agi, par exemple, sur les irrégularités juridiques dans le cadre d’attributions de marchés, ou sur les problématiques de décisions stratégiques engendrant de considérables baisses de chiffre d’affaires.”
           L'importance du "narratif":
Le ton du blog est initialement proche du discours classique syndical. Il demeure pourtant "anonyme" et dépasse la simple dénonciation en fournissant des témoignages et des documents internes (inspiration wikileaks?). La création d'une stratégie de diffusion pour pouvoir "tenir dans la durée de l'affrontement" et ne pas "utiliser toutes les munitions" témoigne d'une bonne connaissance des mécanismes de marketing digital. L'info doit être distillée progressivement. Par ailleurs pour mobiliser et sortir de la routine, l'humour fait son apparition avec des détournements de vidéos, des dessins, etc.
“La stratégie était d’aller crescendo. Dans les premiers jours, il n’y avait pas de révélation fracassante sur le blog. On a fait de la rétention d’information, pensant que le combat serait long et qu’il nous fallait garder des billes pour alimenter la colère des gens et faire monter la pression, au moins jusqu’au premier jour de grève et au-delà si nécessaire.”
L’accélération du tempo et la combinaison des actions ramassées dans le temps favorise la visibilité de l'opération en ligne. Ainsi le blog reçoit 8 000 visites la première semaine (semaine de mobilisation) et plus de 30 000 la semaine suivante (faisant suite à la publication du premier article dans Le Lanceur). Le blog étant le pivot de l'action, on mesure ici l'importance de disposer d'un relai extérieur afin de ne pas rester prisonnier de sa "bulle de filtre". Enfin, une "dropbox" accessible donnait accès à des produits pour la mobilisation (vidéos, tracts, affiches, etc...).

Pour conclure:
Il est peut-être un peu hâtif de conclure à la "victoire d'une guérilla numérique" à la lecture des évènements. Pour autant, la manœuvre illustre toute la pertinence d'une action sur l'ensemble du spectre allant de la mobilisation syndicale à l'alimentation de "leaks". En la matière tout est bon pour gagner la bataille de l'attention et faire en sorte que la cause défendue dépasse le seuil de bruit ambiant. Enfin, la principale leçon de cet évènement demeure contre-intuitif. Car si pour beaucoup le succès à l'ère numérique doit apparaître en "trend topic" (c'est à dire faire du volume), ici l'effet sera atteint à bas bruit. Plus qu'une "guérilla" il s'agit ici peut-être de l'illustration d'un "coup de main" ou d'une "embuscade 2.0". Personne n'en a vraiment entendu parlé, le "potentiel adverse n'est pas neutralisé" mais la cible a été atteinte. L'objectif de ce groupe de partisan est rempli.

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